Éducation : la bouffonnerie pédagogique

par Pascal Gonthier

Voici un article écrit en 2000 que j’ai revu pour le Collectif Racine. Il me semble toujours d’actualité car s’il est un domaine où tout change sans que rien ne change c’est bien celui de l’éducation nationale.

Depuis plus de trente-cinq ans — la loi Haby date de 1975 —, l’Éducation nationale est sous réforme perpétuelle. Les résultats de ce processus n’ont jamais été évalués. Mais l’esprit de ce réformisme insatiable est toujours le même : sous la démagogie de l’innovation pédagogique et de l’égalitarisme, il s’agit d’imposer l’idée que l’instruction publique est une fiction injuste et inefficace. Autrement dit, de persuader le vulgum pecus qu’il y a trop d’école à l’école.

Depuis un tiers de siècle, l’école est sur le banc des accusés. Elle est rendue responsable de tous les vices de la société libérale : chômage, insécurité, incivilité, drogue…
Les liens entre la société et son école ne cessent de se distendre. Aujourd’hui, nous sommes en droit de dire qu’il n’est pas de précédent dans l’histoire européenne à la haine des maîtres et à la détestation de l’école manifestée par l’institution scolaire elle-même et par les forces soi-disant vives de la société.

Réforme scolaire et mensonge pédagogique

 » Il faut mettre l’enfant au centre du système éducatif « , préconisent les réformateurs. « Comme si autrefois, souligne Finkielkraut dans  » L’ingratitude « , on y mettait des lampadaires ou des pots de fleurs. »
En réalité, sous couvert de réforme scolaire, on assiste à une inversion des rôles : l’élève n’a plus obligation d’écouter le professeur (1) mais injonction est intimée au professeur d’écouter l’élève.
L’école, perdant son statut de lieu de culture, se transforme en centre d’éducation où les enseignants se substituant à la famille (2) endossent les habits d’animateurs socioculturels et d’assistantes sociales. La bonne conscience humanitaire l’emporte sur la culture humaniste.
Quel est l’enjeu d’un tel bouleversement ?
Faire croire que la pédagogie peut résoudre les inégalités sociales et culturelles, céder à l’utopie égalitaire et tenir une des promesses électorales les plus idiotes jamais énoncées : amener 80% de chaque classe d’âge au baccalauréat. Pour cela, il était nécessaire de rendre la scolarité indépendante des résultats scolaires et de l’avis des professeurs. C’est ainsi que l’on retrouve le soutien moral à des personnes âgées et la préparation d’un concert parmi les activités essentielles du collège (3).
Comment ne pas suivre Michel Barrat quand il écrit que ce n’est ni l’élève ni l’enseignant qui doit être au cœur du système éducatif mais « l’approbation de la culture par l’élève avec l’aide du professeur ». Programme qui correspond à l’héritage des Lumières que les thuriféraires du pédagogisme n’ont jamais compris.

La trahison de l’esprit des Lumières

Au siècle des Lumières, on pensait que la liberté venait de la culture (4). L’acquisition de celle-ci avait pour but d’affranchir les élèves de l’apparence en les introduisant dans un monde plus ancien qu’eux, de les hisser vers des lieux d’où ils pourraient saisir, maîtriser, exprimer l’infinie complexité du réel, de les pousser à passer de l’autre côté du miroir, de les aider à écarter les falsifications de l’histoire. Les philosophes des Lumières savaient que l’accès de l’homme à lui-même ne pouvait se faire que par « le détour des signes d’humanité déposés dans les œuvres de culture », selon l’expression de Finkielkraut.
Cet accès créait des esprits libres. Aujourd’hui, dans l’école contemporaine si largement ouverte sur l’extérieur, la culture a fait place à la mise en application d’une déclaration des droits de l’homme à la fois tronquée (5) et étendue à tout (de l’animal à l’arbre sans oublier le minéral), aux revendications sur les heures de travail, sur le poids des cartables et le caractère oppressif des devoirs à la maison.
À force de faire entrer la société dans l’école, cette dernière est devenue à l’image de la société. Elle ne connaît maintenant que la loi de l’inclination et de l’intérêt. Elle est considérée comme un organisme de service fournissant des  » prestations éducatives  » aux usagers que sont les élèves et les parents. La qualité de la prestation se mesure de plus en plus au degré de satisfaction des usagers qui tendent, de fait, à être perçus, à l’instar de ce qui se fait dans les autres  » services publics « , comme des clients.
On y rêve d’apprendre en se contentant de surfer sur Internet (6). On a abandonné les fins de l’école au profit d’un mélange d’hédonisme (chacun doit s’épanouit individuellement sans subir l’autorité éducative), d’utilitarisme (l’école doit former la future main d’œuvre du marché), de modernisme (l’enseignement par discipline est dépassé, seule compte l’interdisciplinarité).
L’élève — ou plutôt le « jeune » ou « le gamin » car le mot « élève » devient politiquement incorrect — ne doit donc plus être considéré comme un esprit en formation mais comme un être complet, un citoyen jouissant des mêmes droits que ses professeurs (7). Nos jolis cœurs de la pédagogie ont là encore oublié — ou fait semblant d’oublier — que sans autorité, plus de transmission des savoirs et plus d’éducation. « Il n’y a ni sociabilité ni civilisation qui ne naissent d’un effort. Les échappées multiples vers les conduites  » d’animation « , d’éveil, ces baguenauderies en tous genres, n’ont souvent fait que ruiner l’autorité nécessaire des enseignants, et le principe hiérarchique de maîtrise », écrit très justement Claude Imbert (8).
 » Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres « , annonçait Tocqueville. Il marche d’autant plus dans les ténèbres que les partisans du relativisme culturel ont pris le pouvoir à l’Éducation Nationale après la Seconde Guerre mondiale.

Les ravages du relativisme culturel

Pour les philosophes des Lumières, nous n’avions pas le droit de juger les autres cultures à l’aune de la nôtre. Ce point de vue relativiste ne signifiait nullement que toutes les cultures se valaient. Il signifiait simplement que l’on devait passer toutes les cultures — y compris la nôtre — au tamis des valeurs humaines universelles nées dans ce que le philosophe Karl Jaspers appelle la période axiale (9) de l’humanité(10).
Mais les pédagogues des salons ministériels ont comme d’habitude simplifié la pensée issue des Lumières. Pour débâtir ce qu’on appelait alors l’instruction publique, ils se sont inspirés des historiens de l’école des Annales.
Dans les années 30, Bloch, Febvre et quelques autres annalistes choisirent de raconter l’histoire autrement. Dans leurs études, se mêlaient les paysages, les sentiments, les subjectivités collectives, les groupes sociaux. Mais lorsque ces études déjà difficiles pour des étudiants de troisième cycle furent appliquées à l’enseignement primaire, on imagine les dégâts. Les élèves se sont retrouvés écartelés entre un temps social et un temps géographique qui ne correspondaient plus aux dimensions de leur personne. Pendant que l’histoire égarait ses dates (11), ils perdaient leurs repères culturels et se développaient en eux une vision chaotique du monde et de ses évolutions.
Puis le mal se propagea. Les mathématiques oublièrent leurs démonstrations, le français délaissa les œuvres fondatrices et des matières comme rédaction, dissertation, dictée (12). Aujourd’hui le tag équivaut à une œuvre de Botticelli, le son sourd du tam-tam à un concerto de Mozart, le crachat du « chaman » dans un œil malade à une intervention ophtalmologique et la littérature peut être orale.
Ainsi, à en croire, Marie-Danielle Pierrelée, un fils de paysan se moquerait éperdument de Danton et de Robespierre, mais serait intéressé par l’évolution des machines agricoles.
« On a délaissé le langage aride de la vertu pour celui, bigarré, de la pluralité des valeurs » , dit Finkielkraut.
Ce discours aboutit à la tolérance généralisée, sauf, il est vrai, à l’égard des maîtres qui refusent le naufrage de l’enseignement car, comme on le sait, la tolérance proclamée ne tolère au fond qu’elle même.

Une désobéissance civique

Les réformes multiples, incessantes des « penseurs» de la rue de Grenelle (13), du Conseil général des programmes et de l’Institut National de la Pédagogie qui imposent depuis quarante ans des méthodes aberrantes ont conduit à la confusion des genres entre animation, expression artistique, entraide, formation, enseignement.
Leur logomachie « psychosociopédagogique » domine dans les documents qu’ils rédigent si complaisamment et qui sont censés, ce n’est pas un des moindres paradoxes, aider, par exemple, les enseignants à apprendre le français à leurs élèves.

Si aujourd’hui l’école de la République n’est pas encore totalement détruite par la réformite aiguë, c’est parce que les enseignants ont su résister malgré les tentatives d’infantilisation de la part de leurs supérieurs.
Cette désobéissance civique a réduit les dommages car on ne dira jamais assez combien les promoteurs des mathématiques modernes, de la méthode globale, de l’éveil à la place de l’histoire et de la géographie et des sciences naturelles, de la disparition des notes au profit de lettres absconses ont saboté l’école. L’introduction récente de la « Queer Theory » (ou théorie du genre) de Judith Butler qui vise à faire de l’homosexualité la norme en enseignant que le genre est une construction sociale fascisante devrait terminer le travail.

À la fin de sa vie Hannah Arendt se disait conservatrice, car elle avait peur pour la trame symbolique, la communauté de sens qui nous relie non seulement à nos contemporains mais aussi à ceux qui sont morts et à ceux qui viendront après nous. Les pédagogues surexcités se vêtent bien évidemment des habits du progressisme pour railler ceux qui ont peur avec Hannah Arendt (14).
Mais qu’ils se méfient. Comme on a jugé un ancien préfet nonagénaire pour des faits commis il y a cinquante ans, comme on a inculpé des fabricants de cigarettes pour cancérisation forcée de la population, les pédagogues effervescents se verront peut-être un jour demander des comptes par ces générations d’élèves qui, pour cause de réforme, n’ont pas eux leur chance dans le monde contemporain.

N.B. : On l’aura compris les réflexions développées dans cet article sont basées pour une large part sur la lecture du livre d’Alain Finkielkraut  » L’ingratitude « , sur un de ses articles  » La révolution cuculturelle à l’école  » et l’ouvrage de Jean-Pierre Le Goff  » La barbarie douce « . Elles doivent aussi beaucoup a un article paru dans  » Le Monde  » du 24/03/00 intitulé  » Claude Allègre, énième pompier pyromane  » (article signé par quinze grands universitaires français dont Marcel Gauchet, auteur du  » Désenchantement du monde « ).

 

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NOTES :

1   » La formation de la faculté d’attention est le but véritable et presque unique intérêt des études.  » (Simone Weil)

2  » C’est à l’école de prendre sa responsabilité « , pontifiait Ségolène Royal, sous-ministre de l’Éducation Nationale (20 heures de T.F.1 du 28 novembre 99) en offrant la pilule du lendemain aux lycéennes.

3 in  » Pourquoi vos enfants s’ennuient en classe  » de Marie-Danielle Pierrelée

4 La culture, art de faire société avec les morts ne doit pas être confondue avec l’intelligence, art de faire marcher ses neurones.

5 De l’assertion  » Tous les hommes naissent égaux en droit « , on a gardé seulement  » Tous les hommes naissent égaux « .

6 « L’école ne pourra résoudre avec l’ordinateur aucun des problèmes qu’elle a été incapable de résoudre sans lui. » ( Allen Kay, ingénieur chez Apple )

« Un ordinateur ne supprimera jamais l’intérêt d’un bon cours magistral qui remet les idées en place. » (Monique Linard, Le Nouvel Observateur, 24-30 septembre 98)

7 Les enseignants ne seront respectés et obéis que s’ils respectent d’abord les élèves, affirme M.Zongo, directeur de la DEC (journal télévisé de R.F.O. — 20 mai 2000). En clair, les enseignants qui sont insultés ou frappés en classe sont les premiers responsables. Et dans une brochure de la fédération des conseils de parents d’élèves, on peut lire :  » C’est à l’école de s’adapter à l’élève et non l’inverse « .

8 Éditorial du  » Point  » n°1446 en date du 2 juin 2000

9 Entre 800 et 200 avant Jésus-Christ.

10 Ces valeurs ont pour la plupart germé dans le sol du bassin hellénistique ce qui semble, de nos jours, un handicap insurmontable.

11 On sait aujourd’hui que la mémorisation des dates est essentielle pour l’esprit. Lire sur ce sujet  » Le sens de la mémoire  » de Jean-Yves et Marc Tadié (Gallimard).

12 Dans le quotidien Le Monde du 7 juillet 2000 un article sur l’épreuve de français du Brevet des Collèges indique qu’en dictée, les élèves sont maintenant évalués sur douze mots-cibles répartis dans un texte de six lignes. Jusqu’en 99, l’orthographe était évaluée sur un texte trois fois plus long avec un niveau de difficultés acceptable. En conjugaison, on demande aux collégiens de mettre au présent un texte à l’imparfait, autrement dit un exercice de l’école primaire.  » La maîtrise de la langue écrite par les élèves décroît, alors on casse le thermomètre « , analyse un enseignant. Quant à la rédaction, seuls deux points peuvent être soustraits lorsque la copie est truffée de fautes.

13 Siège du ministère de l’Éducation nationale

14 Immobilisme, corporatisme, conservatisme, ringardisme sont les insultes les plus gentilles adressées aux esprits proches d’Hannah Arendt.

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