De nombreux penseurs par ailleurs pertinents ne parviennent pas à dépasser la factice opposition droite-gauche, qui stérilise le débat politique de notre temps. Il n’y aura pas de sursaut politique tant que nous n’aurons pas montré aux Français l’inanité de ce théâtre d’ombres, dont les querelles de pacotille toujours nous ramènent, par un triste ruban de Mœbius, au règne unique de l’UMPS.
L’importance majeure de Jean-Claude Michéa tient à ce qu’il met à nu cette facticité dans une série d’ouvrages où s’allient vigueur théorique et analyse concrète. Il oppose une philosophie politique digne de ce nom aux penseurs borgnes de notre temps, qui ne voient pas que le libéralisme économique qu’ils défendent est la cause des errances libertaires qu’ils pourfendent (ou vice-versa). Michéa montre la complicité essentielle de l’économiste justifiant les licenciements boursiers et du sociologue légitimant la violence des délinquants : ils ont le même mépris de la morale. C’est par une revalorisation de cette morale, discréditée pour ses valeurs tellement archaïques et si peu compétitives, que la politique pourra reprendre ses droit.
Nous présentons ici un résumé de L’enseignement de l’ignorance, paru aux éditions Climats en 1999. Ce livre a eu le mérite, après le visionnaire De l’École (1984) de Jean-Claude Milner, mais avant bien d’autres, de révéler et penser la catastrophe organisée qui frappe l’École de la République, depuis une quarantaine d’années maintenant, sous les gouvernements de droite comme de gauche. Son format est bref, et certaines des affirmations peuvent parfois paraître rapides. Mais il expose avec force la plupart des intuitions qui seront approfondies et systématisées ensuite, notamment dans Impasse Adam Smith (2006) et L’Empire du moindre mal (2007).
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On constate de façon évidente le progrès de l’ignorance, à la fois comme défaut de savoir structuré, de capacité théorique élémentaire, et comme manque de sens critique, de jugement moral autonome.
Or l’ignorance des élèves ne constitue pas un dysfonctionnement, mais est un élément nécessaire et une condition du développement de nos sociétés modernes.
La cause en est que notre modernité se définit par la systématisation du capitalisme. L’Économie politique veut ordonner la vie humaine de façon purement « rationnelle ». Elle prend pour modèle la mécanique newtonienne, et considère les individus comme des atomes unifiés par le Marché autorégulateur.
C’est le dogme capital de la doctrine libérale : laissé à lui-même, le Marché nous conduirait au Bonheur. Les réformes veulent donc supprimer tout ce qui lui fait obstacle, dans les lois et dans les mœurs.
Il faut donc, pour nos apôtres de la Révolution libérale permanente, (re)faire de l’homme ce qu’il est : un individu parfaitement « libre », c’est-à-dire parfaitement égoïste et ignorant. Aucune valeur absolue, affective ou morale, l’attachant à une terre et des hommes ou à des principes, ne doit venir entraver en lui le calcul des valeurs d’échange.
Or, si le capitalisme a pu se développer jusqu’à présent, être viable voire émancipateur, c’est en conservant une sphère d’action limitée, et en sachant s’appuyer sur les réserves de sociabilité des communautés traditionnelles. Mais vouloir rendre son règne absolu, supprimer tout ce pour quoi l’homme est capable de sacrifier son intérêt, c’est en finir avec la culture, avec l’humanité comme valeur. L’histoire de cette volonté est pourtant celle des trente dernières années.
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Pour créer l’homo œconomicus que postule et veut la théorie, il faut donc que l’École cesse de transmettre des principes théoriques et moraux archaïques, qu’elle en finisse avec la culture classique et les humanités.
En France, l’esprit de Mai 68 permet la destruction de tout ce qui pouvait résister au capitalisme. Les naïfs libertaires servent le cynisme libéral en détruisant les valeurs qui ne sont pas d’échange, des autorités qui ne sont pas boursières. Ils offrent au système capitaliste l’élément anthropologique qui lui manquait en instituant le règne du consommateur, porté par la seule immédiateté de ses désirs.
Les réformes de l’École, dictées par les institutions internationales et les multinationales, fournissent ainsi à l’économie :
- une minorité d’excellence, où les enfants de l’élite continuent d’être éduqués de façon valable (i.e. où la valeur de la discipline et l’autorité du savoir conservent tout leur sens) ;
- un ensemble de cadres d’exécution, formés pour des routines dépendant du contexte technologique, se réadaptant grâce aux stages et didacticiels de l’enseignement continu ;
- mais pour les 4/5 de la population, voués à être inutiles économiquement, et dont on doit pourtant assurer la gouvernabilité, tout savoir serait inutile ou dangereux. Il convient donc d’enseigner l’ignorance, ce qui ne va pas de soi. Les professeurs en particulier doivent être rééduqués ; soumis aux gardes rouges des « sciences de l’éducation », ils doivent renier leur savoir, et devenir les animateurs d’une École-Lieu de vie grande ouverte à la société civile, à ses pulsions, ses intérêts, ses modes publicitaires.
Gauche libertaire et Droite libérale se donnent la main d’une façon qui n’est qu’apparemment paradoxale pour répondre aux exigences des soixante-huitards et du patronnat. Les pédagogistes les mieux-pensants organisent la fin de la distinction par les humanités bourgeoises, et ouvrent la vieille École au monde moderne de la communication, de l’affiche publicitaire et de la culture d’entreprise. En fait, c’est bien la Gauche et son obsession du mouvement qui peut le mieux en finir avec la transmission des valeurs du passé, c’est-à-dire avec l’éducation. Elle nous abandonne ainsi, décomplexés, invertébrés, au marketing du présent.
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La crise actuelle de l’École consiste en une situation contradictoire, où elle est encore, selon le modèle républicain, le lieu de transmission de valeurs non capitalistes, mais aussi déjà le produit trentenaire des réformes libérales-libertaires qui ont pour but d’éradiquer ces valeurs.
Les manifestations étudiantes récurrentes reflètent cette crise. Elles sont couramment analysées comme des révoltes à l’encontre de la systématisation capitaliste. Mais c’est peut-être ne pas voir à quel point les réformes ont déjà en grande partie accompli leur œuvre, et produit le nouveau jeune, parfait consommateur, aux récriminations intéressées.
En effet la destruction de l’École s’accompagne, de façon plus efficace encore, d’un dressage anthropologique orchestré par les médias et les industries de loisir. Une culture jeune s’impose dans les esprits qui uniformément se veulent les hédonistes rebelles prônés par les multinationales du « tittytainment ». Si par malheur le capitalisme a déjà produit en quantité suffisante l’homme nouveau conforme à sa vision ; si la domination spectaculaire a pu élever une génération pliée à ses lois et replier sur nous la boucle de l’ignorance ; si les charlatans sont déjà parvenus à conformer le réel à leurs dogmes absurdes — alors le vrai aura bien été un moment du faux, et toute résistance est devenue illusoire.
Florent Jullien