Histoire-géographie : la fabrique d’un « citoyen global »
par Cédric Lesieur
I. Le rejet du « roman national » et le mythe d’une histoire-géographie. scientifique, constructiviste et émancipatrice
L’enseignement de l’histoire-géographie en France a toujours été pensé corrélativement aux enjeux politiques – les enjeux culturels ou patrimoniaux n’ont jamais été les seuls ni même peut-être les principaux. Sans nous attarder sur le sujet, rappelons que c’est sous la IIIe République que les deux disciplines ont acquis une place majeure dans le système éducatif français, tandis qu’elles se structuraient sur le plan universitaire. La géographie comme l’histoire étaient alors résolument mises au service d’un projet que l’on peut qualifier d’approfondissement de la construction nationale. La géographie, notamment d’inspiration vidalienne, avait ainsi comme vocation de présenter des ensembles spatiaux relativement homogènes, cohérents et appropriés, justifiant ainsi l’idée d’un enracinement porteur d’une identité nationale qui s’en trouvait dès lors comme naturalisée – d’où l’idée de « frontières naturelles » ou d’une « harmonie » tout aussi naturelle caractérisant le territoire national. Quant à l’histoire, elle était avant tout l’histoire de la France, vue comme une entité anthropomorphe se réalisant par des étapes successives impulsées par un destin, ou tout du moins la nécessité.
Cette approche a depuis lors été fortement critiquée ; on lui a reproché ainsi son simplisme, son caractère téléologique, sa pauvreté épistémologique, et surtout ses aspects normatif, acritique, mais aussi passionnel, qui le rapprocheraient d’un catéchisme républicain. L’expression de « roman national », plus ou moins péjorative selon les auteurs, a ainsi servi à qualifier l’orientation générale qui présidait à la conception de l’enseignement : l’histoire comme un récit édifiant, appuyé sur une géographie serve, dans lequel les dimensions intellectuelle ou critique étaient atrophiées à l’extrême. Il n’entre pas dans notre propos de commenter ces assertions, mais il est incontestable que la notion de « roman » national possède une certaine pertinence : en attestent le strict respect de la chronologie, l’insistance sur des moments historiques charnières, la mise en avant de personnages emblématiques comme par exemple Jeanne d’Arc (érigée après 1870 en héroïne nationale car lorraine, paysanne, patriote jusqu’au sacrifice). Tout ceci aboutit à une approche narrative, véritable mise en intrigue mettant en forme intelligible la matière historique. Roman, donc, mais roman « national », car son seul objet était en réalité le personnage France, doté d’une unité ontologique, par-delà les siècles.
Face à ce roman national, décrié pour des raisons tant épistémologiques (téléologie, cadre étroit…) que politiques (exaltation du nationalisme, manque d’esprit critique…), les programmes d’histoire-géographie ont été repensés sur des bases différentes. Les finalités sont désormais présentées comme fondamentalement intellectuelles : il s’agit avant tout de stimuler l’esprit critique, d’ouvrir l’intelligence du devenir historique de façon axiologiquement neutre, au-delà des déterminismes identitaires et nationaux. L’histoire s’ouvre ainsi, avec un décalage de quelques décennies par rapport à la recherche, à d’autres domaines que le politique, et à d’autres espaces que le national. La géographie suit une évolution semblable, se « libérant » du « carcan » vidalien pour élargir le champ de ses objets (géographie économique, culturelle, sociale, urbaine…). L’histoire-géographie devient par conséquent le vecteur d’une émancipation à finalité intellectuelle, qui suppose qu’elle se défasse de toute forme de narration, de récit édifiant ou de subjectivité. En un mot, elle devient plus conforme aux visées scientifiques, considérant ainsi – ce qui est pour le moins discutable – que l’enseignement relève des mêmes finalités que celles de la recherche. Notons que le retour de la notion de récit dans les programmes de collège de 2007 ne signifie pas un retour du roman national : on habille de ce terme la simple capacité à « raconter » un événement, ni plus ni moins.
II. Derrière la déconstruction du « roman national », l’émergence d’un « roman mondial » appuyé sur une géographie hors-sol
Prise au pied de la lettre, une histoire-géographie ainsi conçue nous paraîtrait déjà aberrante en elle-même. Eriger son passé ou son espace de vie en pur objet d’étude implique une rupture avec ceux-ci – on ne dissèque qu’un cadavre – ainsi qu’une certaine naïveté positiviste, qui supposerait que l’histoire et la géographie seraient compréhensibles en soi par un observateur extérieur et neutre, quand l’histoire-géographie. est au contraire une matière vivante, chargée d’affects, de mythes nourrissant un perpétuel va-et-vient entre l’observateur et l’objet observé, l’un et l’autre ne cessant de se coproduire mutuellement. On peut en outre s’interroger sur une société qui n’aurait rien à transmettre qu’une pure connaissance appuyée sur une pure rationalité déconnectée et désincarnée.
Mais là n’est pas le problème. Il nous semble au contraire que les prétentions de cette approche relèvent d’une forme de pharisianisme – ou tout du moins, d’inconséquence. Derrière le roman dit national n’apparaît pas une histoire froide, objective, rationnelle et émancipatrice, mais au contraire un nouveau « roman », mondial celui-là, caractérisé par des fondements et des finalités très différentes, mais par le recours à des mécanismes très similaires. A un niveau élémentaire, ce basculement est facilement observable dans les deux disciplines.
L’Histoire est manifestement une Histoire du Monde, érigé en échelle intelligible du devenir historique. On pourra citer en exemple l’introduction au collège de chapitres consacrés aux « mondes lointains » (Chine des Han, Inde des Gupta, royaumes subsahariens médiévaux) – ce qui n’est pas forcément un problème en soi – mais aussi, plus généralement, l’architecture globale des programmes, au collège comme au lycée. Quand la France est étudiée, c’est toujours dans la mesure où histoires globale et nationale interagissent, ce qui suggère l’idée que la seconde ne serait qu’une variation locale donc peu signifiante à partir d’un thème commun englobant, qui serait le seul réellement pertinent, au caractère explicatif voire paradigmatique. Ainsi, la focale globale prédomine, y compris au sein des chapitres consacrés à l’histoire de France. Avec cette focale disparaissent le particulier, l’aberrant, l’irréductible et la complexité, soit tout ce qui fait l’intérêt de l’histoire, discipline pragmatique, empirique qui ne laisse pas le réel se faire enfermer dans des abstractions à visée universelle.
Ce « roman mondial » se lit également à travers le recours à des procédés facilement identifiables et largement inspirés de son prédécesseur, le roman national de la IIIe République. Comme ce dernier, le roman mondial actuellement à l’œuvre dans l’éducation nationale fonctionne comme un réseau de mythes fondateurs, d’acteurs et de lieux de mémoire qui lui permettent de s’incarner, et de s’ancrer affectivement – bien loin des prétentions rationalistes et déconstructivistes pourtant affichées. Il serait fastidieux d’énumérer tous les éléments de cette mythologie mondialiste ; aussi nous contenterons-nous d’en évoquer les motifs les plus récurrents : délégitimation du fait national par sa réduction téléologique à la guerre et la mise en exergue d’artistes incritiquables (Otto Dix, qui ridiculise les gueules cassées et leur patriotisme) ; culpabilisation de l’Occident par une présentation hémiplégique du fait colonial et la sanctification des leaders anticolonialistes à l’orientation internationaliste (ou présentée comme telle ; par exemple, Gandhi, dont l’aspect anti-moderne et fortement identitaire est passé sous silence) ; présentation simpliste et moralisatrice de l’apartheid (il faudra suivre, dans les prochains programmes, l’émergence de Mandela comme icône majeure du mondialisme) etc.
L’émergence du roman mondial se lit aussi sur un plan épistémologique à travers une vision de l’Histoire fortement téléologique et évolutionniste. L’histoire de l’humanité est présentée comme le triomphe d’une modernité que l’on peut résumer par le couple individualisation – rationalisation, et qui se concrétise par l’extension universelle des Droits de l’Homme. Le programme d’histoire de seconde est à cet égard édifiant : chaque chapitre est censé montrer ce qui a rendu possible le triomphe du Monde moderne – l’Antiquité est ainsi réduite à la question de la citoyenneté, le Moyen Age à l’émergence de cité-Etats marchandes cosmopolites, et les Temps modernes surdéterminés par la découverte du Nouveau Monde et la naissance d’une première mondialisation. La Révolution et sa diffusion arrivent ensuite tout naturellement au terme d’un processus linéaire. Quant aux forces contraires ou irréductibles à la modernisation, elles se trouvent réduites à une pure négativité stérile qui justifie a posteriori leur défaite politique (Église, royalistes…).
Enfin, si la géographie ne relève pas à proprement parler du « roman mondial », elle en constitue un soubassement fondamental, dans la mesure où elle légitime la vision d’un espace globalisé, où les flux déterminent les territoires – quand ceux-ci ne sont pas franchement niés – et dans lesquels les seules identités admises sont des identités « rhizomes » individualisées, mouvantes et où la multi-appartenance est la règle. Le programme de géographie de 4e, entièrement dédié à la mondialisation, est particulièrement évocateur : il n’y a d’espace légitime qu’en situation d’interface, et les frontières ne sont évoquées que pour les flux qu’elles génèrent ou entravent.
III. Enjeux et finalités du « roman mondial » : la fabrique d’un citoyen global
Le constat étant établi – les sceptiques peuvent consulter les programmes pour de plus amples investigations – il reste à s’interroger sur les enjeux soulevés par l’écriture d’un roman mondial au sein de l’enseignement de l’histoire-géographie en France. Il est assez aisé de lier cette question au contexte de globalisation néo-libérale, qui s’appuie sur une volonté de rendre obsolète le cadre national ; cela nous renvoie bien à une tradition ancienne d’instrumentalisation de l’histoire-géographie que les autorités éducatives actuelles prétendent pourtant rejeter. Présenter le processus comme inéluctable revient à le légitimer en le naturalisant : toute critique devient automatiquement réactionnaire, s’opposant au sens de l’Histoire, jamais formulé explicitement mais toujours présent dans nos programmes. Ainsi, si le « roman mondial » est un mythe, c’est un mythe avant tout démobilisateur et tout en négativité, tandis que le roman national se caractérisait par sa positivité (forger une nation, lui donner une substance, la mobiliser, la moraliser). Il n’est pas inintéressant de noter que ses moments fondateurs et ses lieux de mémoire se caractérisent justement par leur caractère répulsif et honteux : esclavage, colonisation, Shoah…
Quelle est donc la substance du citoyen global, post-national, que nos programmes entendent contribuer à forger, au moins négativement ? Il ne saurait être question d’identité ethnique, religieuse ou nationale, cela va de soi ; même les appartenances civilisationnelles sont déconstruites, relativisées, présentées depuis leurs marges et leurs interfaces (cf le thème 1 des programmes de géographie des Tles générales). Il ne s’agit pas non plus d’une substance politique, la citoyenneté étant diluée dans le thème édulcoré et euphémisant de « gouvernance », omniprésent dans les programmes du secondaire – ce n’est pas étonnant, dans la mesure où ceux-ci, fortement dépolitisés et surtout dépolitisants, légitiment une certaine marche inéluctable du Monde.
Une fois diminué de tout ancrage identitaire ou de toute projection politique (ce qui est à nos yeux indissociable), le citoyen du Monde forgé et fantasmé par notre système éducatif ne peut plus être défini que par un nombre limité d’éléments : c’est un homo œconomicus jouisseur, hyper-mobile, liquide, dont les attentes politiques se limitent au respect de l’État de droit et à la sécurité. Soit l’aboutissement de la modernité vue comme un processus de rationalisation/individualisation – que l’on y voie la réalisation de l’Homme ou bien sa négation.
Conclusion :
C’est bien à travers le prisme du procès de modernisation qu’il faut lire la logique qui sous-tend l’enseignement de l’histoire-géographie. en France aujourd’hui. Le roman national, radicalement déconstruit, n’a pas laissé la place à une vision axiologiquement neutre mais à un « roman mondial », où le personnage Monde a pris la place de la France, dont les épisodes fondateurs ne sont plus le Grand Siècle ou la Révolution mais la Shoah et l’apartheid, et dont les icônes ne s’appellent plus Vercingétorix ou Napoléon mais Gandhi ou Mandela.
Ce « roman mondial », s’il se pare d’atours sympathiques et positifs, est pourtant au cœur des processus qui dissolvent les nations et réduisent le citoyen au rang de « citoyen du Monde » dépolitisé, déraciné, simple producteur-consommateur dans un espace mondial uniformisé. Il nous appartient donc, à notre tour, de déconstruire cette mythologie négative et lénifiante en réintroduisant ce qui fait le sel de l’histoire-géographie : le particulier, l’irréductible, le conflit ; bref, le politique et l’identitaire.
Martin,
Il n’y a pas pour moi de roman européen dans les programmes d’HG ; le thème de l’Europe n’est qu’une variation sur le thème mondialiste puisqu’il sert à en diffuser et légitimer la tautologie des « valeurs » (diversité, ouverture…) mais pas à favoriser un ancrage civilisationnel.
le roman national d’autrefois n’était pas exempt de passages fort romanesques en effet, à commencer par Jeanne d’Arc – avant de parler de roman mondial, n’oubliez pas le niveau européen qui occupe beaucoup de place dans les programmes – Je fais confiance aux élèves pour oublier toutes les tentatives pédagogiques de bourrage de crâne idéologique et politique – Quant aux quelques-uns et aux nombreuses (le métier se féminise) qui auront été intéressés, ils et elles deviendront profs – J’évite si possible leur conversation –
Merci Cédric LESIEUR. J’apprécie beaucoup que vous ayez mis des mots sur le phénomène de propagande mondialiste régnant au sein des programmes scolaires.
En tant que professeur des écoles, j’ai, me semble-t-il,une marge de liberté un peu plus grande que dans le secondaire pour enseigner l’histoire-géographie ; aussi, je m’appuie sur le manuel d’histoire de France de la Librairie des Ecoles, véritable livre de lecture du « roman national » pour mes CM2.
Mes élèves et moi, nous nous régalons ! La lecture quotidienne faite par la maîtresse puis par les élèves au sujet de l’histoire nationale touche les enfants qu’ils soient d’origine étrangère ou française (je suis en ZEP). Elle leur parle de la vie d’hommes et de femmes qui, à travers le conflit, le travail, le pouvoir, le sacrifice …, bref « la vraie vie » ont fait « le territoire » sur lequel ils vivent. Les enfants (comme la maîtresse d’ailleurs !) ont le désir de s’identifier à tous ces acteurs de l’histoire ; c’est pourquoi comme vous le dites justement Cédric, on ne pourra cultiver nos élèves avec une Histoire ou une Géographie « hors sol ».
Dans la mesure étroite de notre liberté pédagogique, j’invite donc mes collègues à « réincarner » l’apprentissage de l’Histoire et à ré-accrocher aux murs de la classe ces belles cartes géographiques témoins de l’existence réelle de notre sol !